Hautes pressions

28 octobre 2018 par - économie numérique

(©)Warner Bros

Le vote, le 12 septembre dernier, au Parlement européen du projet de  directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique, a imposé une certaine idée de l’Europe.

Une Europe qui entend protéger ses créateurs, consacrer la pérennité du droit d’auteur dans l’espace numérique, défendre son droit à réguler les plateformes numériques, maintenir le pluralisme de la presse au sein d’une Europe démocratique.

Alors que les députés n’avaient pas réussi à dégager une majorité pour l’adoption de ce texte en juillet dernier, ce vote est le témoin d’un sursaut politique majeur. Ne boudons pas notre plaisir car, pour l’occasion, l’Europe a su tourner le dos à la fois à l’immobilisme et à la résignation.

À l’heure où les nationalismes et les populismes prospèrent, où la crise européenne est aussi celle de son identité et de son projet, le triomphe de cette Europe est d’autant plus réjouissant qu’elle l’a fait contre tous les amalgames, les mensonges et les fausses informations qui ont accompagné ce vote hors norme.

Que n’a-t-on entendu  et que n'entendons nous pas encore sur les risques que porterait  en elle cette directive !

Avec un lobbying insensé et jamais vu au regard des dizaines de millions d’euros dépensés pour influencer, et souvent plus manipuler les députés, l’indécence a souvent accompagné cette démesure. Car comment qualifier autrement ces initiatives aboutissant à recouvrir la statue de Gutenberg à Strasbourg du message « censure » peint en rouge, à saturer les boîtes mails des députés ou encore ces tracts comparant honteusement les députés favorables au texte aux censeurs militaires de la Première Guerre mondiale ?.

Ce lobbying intense et agressif entrevu ces derniers mois est riche d’enseignements et s’inscrit finalement dans d’étranges continuités, notamment celles désormais bien connues depuis la loi favorisant la protection et la diffusion de la création sur internet il y a dix ans : désormais, dans chaque débat autour du droit d’auteur à l’ère numérique, voient se consolider des alliances d’une drôle de nature qui mêlent de généreux et naïfs  libertaires du Net aux grandes multinationales de l’Internet. Si les premiers contestent les fondements même du droit d’auteur, renvoyé à un passé qui le disqualifierait, et les second entendent accroître leurs bénéfices et éviter un cadre réglementaire contraignant, ils se rejoignent sur l’idée qu’il n’est pas nécessaire de réguler le numérique pour s’assurer du respect du droit d’auteur. Symbole de cette alliance contre nature le financement "généreux et désintéressé" de Wikipédia par Amazon.

Une autre tendance, presque historique, se dégage de ces débats sur le droit d’auteur : les Américains ont manifestement du mal à se rappeler que l’Europe a gagné son indépendance depuis le Plan Marshall. De voir se pencher au chevet de l’Europe à la fois les géants du numérique de la Silicon Valley et les grands studios d’Hollywood pour tenter d’imposer leurs solutions devrait dorénavant inciter tous les professionnels européens de l’audiovisuel et du numérique à demander à être pleinement associés aux travaux du Congrès américain pour toute législation américaine relative au droit d’auteur !

Naturellement, les messages qu’ils ont défendus matin, midi et soir dans les couloirs du Parlement européen n’avaient pas pour but de renforcer les droits des créateurs. C’est même l’inverse. D’un côté, les représentants des GAFA ont tout entrepris pour faire capoter ce texte. De l’autre, les studios américains ont fait combat commun avec certains de leurs collègues producteurs français de cinéma pour faire disparaître la véritable grande avancée de ce texte pour les auteurs, scénaristes et réalisateurs, le droit à rémunération proportionnelle. Oui, vous ne rêvez pas, le lobbying de ces grands amis de la création rêvait de fragiliser davantage encore les auteurs et d’éloigner d’autant leur possibilité de vivre de leurs oeuvres.

L’Europe n’a pas vocation à être une colonie de l’Amérique, pas plus pour complaire aux grandes puissances de l’Internet que pour se soumettre aux vues des  producteurs de cinéma grands ou petits.

Pour l’avenir, il faut vraiment espérer que l’on sortira de ces débats politiques s’organisant autour de telles caricatures, de telles exagérations et de tels mensonges. Profitons-en pour rassurer les angoissés qui nourrissaient innocemment des croyances infondées : non, l’Internet ne mourra pas avec cette directive ; non, ce n’est pas une nouvelle dictature qui frappe aux portes de la Vieille Europe (certains régimes politiques européens s’en chargent déjà) ; non, il ne sera pas interdit de diffuser en masse sur les réseaux ces« mèmes » qui ont occupé tant de discussions.

Le goût de la caricature et du manichéisme n’a malheureusement épargné aucun des camps au long de ce débat. À cet égard, l’honnêteté oblige à dire que si les GAFA doivent inévitablement être des entreprises plus citoyennes dans l’Union européenne, toutes n’entretiennent pas des rapports viciés avec le droit d’auteur. La focalisation autour de YouTube dépeinte par une partie de l'industrie musicale et de ses affidés comme un grand satan et une entreprise qui se retrancherait derrière l’absence de règles européennes pour refuser de négocier les droits d’auteurs, en est un exemple frappant. La SACD est bien placée pour souligner que c’est faux pour l’audiovisuel et le cinéma.

Depuis huit ans, YouTube comme aussi Netflix ont conclu avec la SACD un accord permettant de rémunérer les auteurs quand leurs œuvres sont diffusées. Cet accord a même été renouvelé ces derniers mois dans un cadre très satisfaisant pour les créateurs et dans un esprit de coopération qui nous a conduits à lancer, il y a quelques semaines, un studio d'enregistrement ouvert aux auteurs  et partagé avec YouTube pour quelques mois.

C’est bien la preuve qu’il est possible de défendre une régulation européenne exigeante renforçant la responsabilité des diffuseurs des œuvres, notamment de ceux qui, comme Facebook aujourd’hui, essaient de s’exonérer de leurs obligations et, parallèlement construire des relations avec les nouveaux acteurs du Net au profit des auteurs.

 Cette campagne totalement insensée autour de l’évolution du droit d’auteur ne doit pas faire oublier les progrès que les réalisateurs et scénaristes européens, les organisations qui les représentent, Françoise Nyssen, puis Franck Riester qui se sont  beaucoup engagés ces derniers mois, le gouvernement et le Président de la République ont obtenus.

Naturellement, la reconnaissance d’un droit à une rémunération juste et proportionnelle pour les auteurs partout en Europe quand leurs œuvres sont disponibles sur des plateformes numériques est pour la création cinématographique et audiovisuelle l’avancée majeure de ce texte, largement contestée par les organisations de producteurs et finalement fortement  approuvée par le Parlement.

Mais, avec cette directive, les auteurs de l’audiovisuel pourront aussi gagner de nouveaux droits : l’obligation d’informer les auteurs sur les modes d’exploitation, les recettes directes et indirectes générées et la rémunération due est clairement inscrite dans le texte de la directive ; l’instauration d’un droit individuel pour les auteurs de demander une rémunération additionnelle lorsque la rémunération de base est très faible par  rapport  aux recettes et bénéfices tirés de l’exploitation de leurs œuvres ; la création d’un mécanisme de règlement des litiges qui pourra notamment être activé au nom des auteurs par leurs organisations de gestion collective comme la SACD.

Le 12 septembre, une étape, importante et cruciale, a été franchie.

Elle devra désormais être confirmée dans le trilogue qui s'est ouvert entre le Conseil regroupant les États, la Commission européenne et le Parlement européen.

L’Europe doit continuer à prendre son destin en main et à renforcer les droits des auteurs européens. C’est tout l’enjeu des prochains mois.

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